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trompez pas ! Ces millions d’hommes qui s’assassinent, au nom de la patrie, n’ont plus la jeune foi de 1792 ou de 1813, bien qu’elle fasse aujourd’hui plus de ruines et de fracas. Beaucoup de ceux qui meurent et même de ceux qui font tuer sentent, au fond d’eux, l’horrible morsure du doute. Mais, pris dans l’engrenage et trop faibles pour en sortir, ou même pour concevoir une voie de salut, ils se bandent les yeux et se jettent dans l’abîme, en affirmant avec désespoir leur foi blessée. Ils y jetteraient surtout, par fureur de vengeance inavouée, ceux qui, par leurs paroles ou par leur attitude, ont mis le doute en eux. Vouloir arracher leur illusion à ceux qui meurent pour elle, c’est vouloir les faire mourir deux fois.

Clerambault tendit la main, pour l’arrêter.

— Ah ! vous n’avez pas besoin de me dire ce qui me torture. Croyez-vous que je ne sente pas l’angoisse d’ébranler des âmes infortunées ? Épargner la foi des autres, ne pas scandaliser un seul de ces petits… Dieu ! Mais comment faire ? Aidez-moi à sortir de ce dilemme : ou laisser faire le mal, laisser les autres se perdre, — ou risquer de leur faire mal, les blesser dans leur foi, se faire haïr d’eux en tentant de les sauver. Quelle est la loi ?

— Se sauver soi-même.

— Me sauver, c’est me perdre, si c’est au prix des autres. Si nous ne faisons rien pour eux, — (vous, moi, tous les efforts ne sont pas de trop) la ruine est imminente pour l’Europe, pour le monde…

Perrotin, bien tranquille, les deux coudes appuyés