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stupide, qui m’était jouée par quelqu’un. Quarante ans de travail, de peines, de progrès, pour voir qu’il n’y a rien ! Rien. De moi, il ne restera que la pourriture et les vers… On peut vivre, seulement pendant qu’on est ivre de la vie ; mais aussitôt l’ivresse dissipée, on voit que tout n’est que supercherie, supercherie stupide… La famille et l’art ne pouvaient plus me suffire. La famille, c’étaient des malheureux comme moi. L’art est un miroir de la vie. Quand la vie n’a plus de sens, le jeu du miroir ne peut plus amuser. Et le pire, je ne pouvais me résigner. J’étais semblable à un homme égaré dans une forêt, qui est saisi d’horreur, parce qu’il s’est égaré, et qui court de tous côtés et ne peut s’arrêter, bien qu’il sache qu’à chaque pas il s’égare davantage… »

Le salut vint du peuple. Tolstoï avait toujours eu pour lui « une affection étrange, toute physique[1] », que n’avaient pu ébranler les expériences répétées de ses désillusions sociales. Dans les dernières années, il s’était, comme Levine, beaucoup rapproché de lui[2]. Il se prit à penser à ces milliards d’êtres en

    état d’esprit n’était pas spécial à Tolstoï et à ses héros. Tolstoï était frappé du nombre croissant de suicides, chez les classes aisées de toute l’Europe, et particulièrement en Russie. Il y fait souvent allusion dans ses œuvres de ce temps. On dirait qu’a passé sur l’Europe de 1880 une grande vague de neurasthénie, qui a submergé des milliers d’êtres. Ceux qui étaient adolescents alors en gardent, comme moi, le souvenir ; et pour eux, l’expression par Tolstoï de cette crise humaine a une valeur historique. Il a écrit la tragédie cachée d’une génération.

  1. Confessions, p. 67.
  2. Ses portraits de cette époque accusent ce caractère populaire. Une peinture de Kramskoï (1873) représente Tolstoï en