Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/79

Cette page a été validée par deux contributeurs.

dormis, et quand on m’éveilla, j’étais complètement remis. Hier, la même chose s’est reproduite, mais à un degré beaucoup moindre…[1].

Le château d’illusions, laborieusement construit par l’amour de la comtesse Tolstoï, se lézarde. Dans le vide où l’achèvement de Guerre et Paix laisse l’esprit de l’artiste, celui-ci est repris par ses préoccupations philosophiques[2] et pédagogiques : il veut écrire un Abécédaire[3] pour le peuple ; il y travaille quatre ans avec acharnement ; il en est plus fier que de Guerre et Paix, et, lorsqu’il l’a écrit (1872), il en récrit un second (1875). Puis, il s’entiche du grec, il l’étudie du matin au soir, il laisse tout autre travail, il découvre « le délicieux Xénophon », et Homère, le vrai Homère, non pas celui des traducteurs, « tous ces Joukhovski et ces Voss qui chantent d’une voix quelconque, gutturale, geignarde, doucereuse », mais « cet autre diable, qui chante à pleine voix, sans que jamais lui vienne en tête que quelqu’un peut l’écouter[4] ».

  1. Le souvenir de cette terrible nuit se retrouve dans le Journal d’un Fou, 1883. (Œuvres posthumes.)
  2. Pendant qu’il termine Guerre et Paix, dans l’été de 1869, il découvre Schopenhauer, et il s’en enthousiasme : « Schopenhauer est le plus génial des hommes. » (Lettre à Fet, 30 août 1869.)
  3. Cet Abécédaire, énorme manuel de 700 à 800 pages, divisé en quatre livres, comprenait, à côté de méthodes d’enseignement, de très nombreux récits. Ceux-ci ont formé plus tard Les Quatre Livres de Lecture dont M. Charles Salomon vient de publier la première traduction française intégrale, 1928.
  4. Il y a, dit-il encore, entre Homère et ses traducteurs, la différence de « l’eau bouillie et distillée, et de l’eau de source froide, à faire mal aux dents, éclatante, ensoleillée, qui parfois charrie du sable, mais qui en est plus pure et plus fraîche ». (Lettre à Fet, déc. 1870.)