Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/73

Cette page a été validée par deux contributeurs.

volonté : la marche inévitable des faits qui se déroulent devant ses yeux ; il les voit, il les suit, et il sait faire abstraction de sa personne.

Enfin, il a le cœur russe. Ce fatalisme du peuple russe, tranquillement héroïque, se personnifie aussi dans le pauvre moujik, Platon Karataiev, simple, pieux, résigné, avec son bon sourire dans les souffrances et dans la mort. À travers les épreuves, les ruines de la patrie, les affres de l’agonie, les deux héros du livre, Pierre et André, arrivent à la délivrance morale et à la joie mystique, par l’amour et la foi, qui font voir Dieu vivant.

Tolstoï ne termine point là. L’épilogue, qui se passe en 1820, est une transition d’une époque à une autre, de l’âge napoléonien à l’âge des Décembristes. Il donne le sentiment de la continuité et du recommencement de la vie. Au lieu de débuter et de finir en pleine crise, Tolstoï finit, comme il a débuté, au moment où une grande vague s’efface et où la vague suivante naît. Déjà l’on aperçoit les héros à venir, les conflits qui s’élèveront entre eux et les morts qui ressuscitent dans les vivants[1].

  1. Pierre Besoukhov, qui a épousé Natacha, sera un Décembriste. Il a fondé une société secrète pour veiller au bien général, une sorte de Jugendbund. Natacha s’associe à ses projets, avec exaltation. Denissov ne comprend rien à une révolution pacifique ; mais il est tout prêt à une révolte armée. Nicolas Rostov a gardé son loyalisme aveugle de soldat. Lui, qui disait, après Austerlitz : « Nous n’avons qu’une chose à faire : remplir notre devoir, nous battre et ne jamais penser », il s’irrite contre Pierre, et il dit : « Mon serment avant tout ! Si on m’ordonnait de mar-