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Cependant, tous s’empressaient autour du jeune confrère qui leur arrivait, entouré de la double gloire de l’écrivain et du héros de Sébastopol. Tourgueniev, qui avait « pleuré et crié : Hourra ! » en lisant les scènes de Sébastopol, lui tendait fraternellement la main. Mais les deux hommes ne pouvaient s’entendre. Si tous deux voyaient le monde avec la même clarté de regard, ils mêlaient à leur vision la couleur de leurs âmes ennemies : l’une, ironique et vibrante, amoureuse et désenchantée, dévote de la beauté ; l’autre, violente, orgueilleuse, tourmentée d’idées morales, grosse d’un Dieu caché.

Surtout, ce que Tolstoï ne pardonnait point à ces littérateurs, c’était de se croire une caste élue, la tête de l’humanité. Il entrait dans son antipathie pour eux beaucoup de l’orgueil du grand seigneur et de l’officier vis-à-vis de bourgeois écrivassiers et libéraux[1]. C’était aussi un trait caractéristique de sa nature, — il le reconnaît lui-même, — de « s’opposer d’instinct à tous les raisonnements généralement admis[2] ». Une méfiance des hommes, un mépris latent pour la raison humaine, lui faisaient partout flairer la duperie de soi-même ou des autres, le mensonge.

  1. Tourgueniev se plaint, dans une conversation, du « stupide orgueil nobiliaire de Tolstoï, de sa fanfaronnade de Junker ».
  2. « Un trait de mon caractère, bon ou mauvais, mais qui me fut toujours propre, c’est que, malgré moi, je m’opposais toujours aux influences extérieures épidémiques… J’avais une répulsion pour le courant général. » (Lettre à P. Birukov.)