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de sa compagnie, observait les vivants et les mourants, et notait leurs angoisses et les siennes dans ses inoubliables récits de Sébastopol.

Ces trois récits — Sébastopol en décembre 1854, Sébastopol en mai 1855, Sébastopol en août 1855, — sont confondus d’ordinaire dans le même jugement. Cependant, ils sont bien différents entre eux. Surtout le second récit, par le sentiment et l’art, se distingue des deux autres. Ceux-ci sont dominés par le patriotisme : sur le second plane une implacable vérité.

On dit qu’après avoir lu le premier récit[1], la tsarine pleura et que le tsar ordonna, dans son admiration, de traduire ces pages en français et d’envoyer l’auteur à l’abri du danger. On le comprend aisément. Rien ici qui n’exalte la patrie et la guerre. Tolstoï vient d’arriver ; son enthousiasme est intact ; il nage dans l’héroïsme. Il n’aperçoit encore chez les défenseurs de Sébastopol ni ambition ni amour-propre, nul sentiment mesquin. C’est pour lui une épopée sublime, dont les héros « sont dignes de la Grèce ». D’autre part, ces notes ne témoignent d’aucun effort d’imagination, d’aucun essai de représentation objective ; l’auteur se promène à travers la ville ; il voit avec lucidité, mais raconte dans une forme qui manque de liberté : « Vous voyez… Vous entrez… Vous remarquez.... » C’est du grand reportage, avec de belles impressions de nature.

  1. Envoyé à la revue le Sovrémennik, et publié aussitôt.