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tingué mais borné, offre pour toute panacée à la fièvre du monde moderne en travail une Grande Charte de Fidélité à l’ordre établi par le passé[1]. — Mais il ne faut point juger de l’immense Océan par ses vagues de surface. Et qui peut dire si le peuple de Chine n’est pas beaucoup plus près des pensées de Tolstoy, qui s’accordent avec la millénaire tradition de ses sages, que ne le feraient supposer ces guerres de partis et ces révolutions, qui passent et qui meurent sur son éternité ?

Tout au contraire des Chinois, les Japonais, avec leur vitalité fébrile, leur curiosité affamée de toute pensée nouvelle dans l’univers, furent les premiers d’Asie avec qui Tolstoy entra en relations (dès 1890, ou peu après). Il se méfiait d’eux, de leur fanatisme national et guerrier, surtout de leur prodigieuse souplesse à s’adapter à la civilisation d’Europe et à en épouser sur-le-champ tous les abus. On ne peut dire que sa méfiance ait été entièrement injustifiée : car la correspondance assez abondante qu’il entretint avec eux lui apporta plus d’un mécompte. Tel qui se disait son disciple, tout en ayant la prétention à concilier son enseignement avec le patriotisme, le désavoua publiquement, comme le jeune Jokai, rédacteur en chef du journal Didaitschoo-lu, en 1904, au moment de la guerre du Japon avec la Russie. Encore plus décevant, fut le jeune H. S. Tamura qui, d’abord bouleversé jusqu’aux larmes par la lecture d’un article de Tolstoy sur la guerre russo-japonaise[2], tremblant de tout son corps, et criant, transporté, que « Tolstoy est l’unique prophète de notre temps », se laisse quelques semaines après

  1. Tolstoy critique vigoureusement, dans sa lettre à Ku-Hung-Ming, l’enseignement traditionnel en Chine de l’obéissance au souverain : il y voit un dogme aussi peu fondé que le droit divin de la force.
  2. Cet article avait paru dans le Times, en juin 1904 ; et Tamura le lut, en décembre, à Tokio.