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se trouve sans cesse en face de ce dilemme : la vérité, ou l’amour. Elle le résout, d’ordinaire, en sacrifiant à la fois la vérité et l’amour.

Tolstoï n’a jamais trahi aucune de ses deux Fois. Dans ses œuvres de la maturité, l’amour est le flambeau de la vérité. Dans les œuvres de la fin, c’est une lumière d’en haut, un rayon de la grâce qui descend sur la vie, mais ne se mêle plus avec elle. On l’a vu dans Résurrection, où la foi domine la réalité, mais lui reste extérieure. Le même peuple, que Tolstoï dépeint, chaque fois qu’il regarda les figures isolées, comme très faible et médiocre, prend, dès qu’il y pense d’une façon abstraite, une sainteté divine[1]. — Dans sa vie de tous les jours, s’accusait le même désaccord que dans son art, et plus cruellement. Il avait beau savoir ce que l’amour voulait de lui, il agissait autrement ; il ne vivait pas selon Dieu, il vivait selon le monde. L’amour lui-même, où le saisir ? Comment distinguer entre ses visages divers et ses ordres contradictoires ? Était-ce l’amour de sa famille, ou l’amour de tous les hommes ?… Jusqu’au dernier jour, il se débattit dans ces alternatives.

Où est la solution ? — Il ne l’a pas trouvée. Laissons aux intellectuels orgueilleux le droit de l’en juger avec dédain. Certes, ils l’ont trouvée, eux,

  1. Voir la Matinée d’un Seigneur, — ou, dans les Confessions, la vue extrêmement idéalisée de ces hommes simples, bons, contents de leur sort, tranquilles, ayant le sens de la vie, — ou, à la fin de la deuxième partie de Résurrection, cette vision « d’une humanité, d’une terre nouvelle », qui apparaît à Nekhludov, quand il croise des ouvriers qui reviennent du travail.