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de sa fortune, se passer de domestiques… « Car ce sont des hommes comme moi[1]. » Il écrivait, pendant une maladie[2], des Règles de vie. Il s’y assignait naïvement le devoir de « tout étudier et tout approfondir : droit, médecine, langues, agriculture, histoire, géographie, mathématiques, d’atteindre le plus haut degré de perfection en musique et en peinture »… Il avait « la conviction que la destinée de l’homme était dans son perfectionnement incessant ».

Mais, insensiblement, sous la poussée de ses passions d’adolescent, d’une sensualité violente et d’un immense amour-propre[3], cette foi dans la perfection déviait, perdait son caractère désintéressé, devenait pratique et matérielle. S’il voulait perfectionner sa volonté, son corps et son esprit, c’était afin de vaincre le monde et d’imposer l’amour[4]. Il voulait plaire.

Ce n’était pas aisé. Il avait alors une laideur simiesque : face brutale, longue et lourde, cheveux courts, plantés bas, petits yeux qui se fixent sur vous avec dureté, enfouis dans des cavités sombres, large nez, grosses lèvres qui avancent, et de vastes

  1. Jeunesse, iii.
  2. En mars-avril 1847.
  3. « Tout ce que fait l’homme, il le fait par amour-propre », dit Nekhludov dans Adolescence.

    En 1853, Tolstoi note, dans son Journal : « Mon grand défaut : l’orgueil. Un amour-propre immense, sans raison… Je suis si ambitieux que si j’avais à choisir entre la gloire et la vertu (que j’aime), je crois bien je choisirais la première. »

  4. « Je voulais que tous me connussent et m’aimassent. Je voulais que rien qu’en entendant mon nom, tous fussent frappés d’admiration et me remerciassent. » (Jeunesse, iii.)