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sur soi, mais sur les malheureux ; et il disait, au milieu de ses sanglots :

Il y a sur la terre des millions d’hommes qui

    (10 novembre) 1910, vers cinq heures du matin. Il était accompagné du docteur Makovitski ; sa fille Alexandra, que Tchertkov appelle « sa collaboratrice la plus intime », était dans le secret du départ. Il arriva, le même jour, à six heures du soir, au monastère d’Optina, un des plus célèbres sanctuaires de Russie, où il avait été plusieurs fois en pèlerinage. Il y passa la nuit et, le lendemain matin, il y écrivit un long article sur la peine de mort. Dans la soirée du 29 octobre (11 novembre), il alla au monastère de Chamordino, où sa sœur Marie était nonne. Il dîna avec elle et lui exprima le désir qu’il aurait eu de passer la fin de sa vie à Optina, « en s’acquittant des plus humbles besognes, mais à condition qu’on ne l’obligeât point à aller à l’église ». Il coucha à Chamordino, fit, le lendemain matin, une promenade au village voisin, où il songeait à prendre un logis, revit sa sœur dans l’après-midi. À cinq heures, arriva inopinément sa fille Alexandra. Sans doute, le prévint-elle que sa retraite était connue, qu’on était à sa poursuite : ils repartirent sur-le-champ, dans la nuit. Tolstoï, Alexandra et Makovitski se dirigèrent vers la station de Keselsk, probablement avec l’intention de gagner les provinces du Sud, et, de là, les pays slaves des Balkans, la Bulgarie, la Serbie. En route, Tolstoï tomba malade à la gare d’Astapovo et dut s’y aliter. Ce fut là qu’il mourut.

    Sur ces derniers jours, on trouvera les renseignements les plus complets dans le volume : Tolstoys Flucht und Tod (Bruno Cassirer, Berlin, 1925), où René Fuellœp-Miller et Friedrich Eckstein ont rassemblé les récits de la fille, de la femme de Tolstoï, de son médecin, de ses amis présents, et la correspondance secrète d’État. Celle-ci, que le gouvernement soviétique a découverte en 1917, révèle le réseau d’intrigues, dont l’État et l’Église entourèrent le mourant, pour arracher de lui l’apparence d’une rétractation religieuse. Le gouvernement, le czar en personne, exercèrent une pression sur le Saint-Synode, qui délégua à Astapovo l’archevêque de Toula. Mais l’échec de cette tentative fut complet.

    On voit aussi l’inquiétude gouvernementale. Une correspondance policière entre le gouverneur-général de Riasan, prince Obolensky, et le général Lwow, chef du département de gendarmerie de Moscou, avertit heure par heure de tous les inci-