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la vérité de ces paroles : que le mari et la femme ne sont pas des êtres distincts, mais ne font qu’un… Je voudrais ardemment pouvoir transmettre à ma femme une partie de cette conscience religieuse, qui me donne la possibilité de m’élever parfois au-dessus des douleurs de la vie. J’espère qu’elle lui sera transmise, non par moi, sans doute, mais par Dieu, bien que cette conscience ne soit guère accessible aux femmes[1].

Il ne semble pas que ce vœu ait été exaucé. La comtesse Tolstoï admirait et aimait la pureté de cœur, l’héroïsme candide, la bonté de la grande âme « qui ne faisait qu’une » avec elle ; elle apercevait qu’« il marchait devant la foule et montrait le chemin que doivent suivre les hommes[2] » ; quand le Saint-Synode l’excommuniait, elle prenait bravement sa défense et réclamait sa part du danger qui le menaçait. Mais elle ne pouvait faire qu’elle crût ce qu’elle ne croyait pas ; et Tolstoï était trop sincère pour l’obliger à feindre, — lui qui haïssait la feintise de la foi et de l’amour, plus que la négation de la foi et de l’amour[3]. Comment donc eût-il pu l’obliger, ne croyant pas, à

  1. 16 mai 1892. Tolstoï voyait alors sa femme souffrir de la mort d’un petit garçon, et il ne pouvait rien pour la consoler.
  2. Lettre de janvier 1883.
  3. « Je ne reprocherai jamais de ne pas avoir de religion. Le mal, c’est quand les hommes mentent, feignant d’avoir de la religion. »

    Et plus loin :

    « Que Dieu nous préserve de feindre d’aimer, c’est pire que la haine. » (Corresp. inéd., p. 344 et 348.)