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dégagé de tout égoïsme humain qu’il se dilue dans le vide ! — Et pourtant, qui plus que Tolstoï se défie de « l’amour abstrait » ?

Le plus grand péché d’aujourd’hui : l’amour abstrait des hommes, l’amour impersonnel pour ceux qui sont quelque part, au loin… Aimer les hommes qu’on ne connaît pas, qu’on ne rencontrera jamais, c’est si facile ! On n’a besoin de rien sacrifier. Et en même temps, on est si content de soi ! La conscience est bernée. — Non. Il faut aimer le prochain, — celui avec qui l’on vit, et qui vous gêne[1].

Je lis dans la plupart des études sur Tolstoï que sa philosophie et sa foi ne sont pas originales. Il est vrai : la beauté de ces pensées est trop éternelle pour qu’elle paraisse jamais une nouveauté à la mode… D’autres relèvent leur caractère utopique. Il est encore vrai : elles sont utopiques, comme l’Évangile. Un prophète est un utopiste ; il vit dès ici bas de la vie éternelle ; et que cette apparition nous ait été accordée, que nous ayons vu parmi nous le dernier des prophètes, que le plus grand de nos artistes ait cette auréole au front, — c’est là, me semble-t-il, un fait plus original et d’importance plus grande pour le monde qu’une religion de plus, ou une philosophie nouvelle. Aveugles, ceux qui ne voient pas le miracle de cette grande âme, incarnation de l’amour fraternel dans un siècle ensanglanté par la haine !

  1. Entretiens avec Ténéromo.