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cet homme faible et indécis. Ce prince, riche, considéré, très sensible aux satisfactions du monde, sur le point d’épouser une jolie fille qui l’aime et qui ne lui déplaît point, décide brusquement de tout abandonner, richesse, monde, situation sociale, et d’épouser une prostituée, afin de réparer une faute ancienne ; et son exaltation se soutient, sans fléchir, pendant des mois ; elle résiste à toutes les épreuves, même à la nouvelle que celle dont il veut faire sa femme continue sa vie de débauche[1]. — Il y a là une sainteté, dont la psychologie d’un Dostoievsky nous eût montré la source dans les obscures profondeurs de la conscience et jusque dans l’organisme de ses héros. Mais Nekhludov n’a rien d’un héros de Dostoievsky. Il est le type de l’homme moyen, médiocre et sain, qui est le héros habituel de Tolstoï. En vérité, l’on sent trop la juxtaposition d’un personnage très réaliste[2] avec une crise morale qui appartient à un autre homme ; — et cet autre, c’est le vieillard Tolstoï.

La même impression de dualité d’éléments se retrouve, à la fin du livre, où se juxtapose à une troisième partie d’observation strictement réaliste une conclusion évangélique qui n’est pas nécessaire

  1. En apprenant que la Maslova a encore fait des siennes avec un infirmier, Nekhludov est plus décidé que jamais à « sacrifier sa liberté pour racheter le péché de cette femme ». (T. i, p. 382.)
  2. Tolstoï n’a jamais dessiné un personnage, d’un crayon aussi robuste et sûr que le Nekhludov du début. Voir l’admirable description du lever et de la matinée de Nekhludov, avant la première séance au Palais de Justice.