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d’un viveur de trente-cinq ans son âme désincarnée de vieillard de soixante-dix ans. Je ne dis point que la crise morale d’un Nekhludov ne puisse être vraie, ni même qu’elle ne puisse se produire avec cette soudaineté[1]. Mais rien, dans le tempérament, dans le caractère, dans la vie antérieure du personnage, tel que Tolstoï le représente, n’annonçait ni n’explique cette crise ; et quand elle est commencée, rien ne l’interrompt plus. Sans doute, Tolstoï a marqué avec profondeur l’alliage impur qui est d’abord mêlé aux pensées de sacrifice, les larmes d’attendrissement et d’admiration pour soi, puis plus tard l’épouvante et la répugnance qui saisissent Nekhludov, en face de la réalité. Mais jamais sa résolution ne fléchit. Cette crise n’a aucun rapport avec ses crises antérieures, violentes mais momentanées[2]. Rien ne peut plus arrêter

  1. « Les hommes portent en eux le germe de toutes les qualités humaines, et, tantôt ils en manifestent une, tantôt une autre, se montrant souvent différents d’eux-mêmes, c’est-à-dire de ce qu’ils ont l’habitude de paraître. Chez certains, ces changements sont particulièrement rapides. À cette classe d’hommes appartenait Nekhludov. Sous l’influence de causes physiques et morales, de brusques et complets changements se produisaient en lui. » (T. i, p. 258.)

    Tolstoï s’est peut-être souvenu de son frère Dmitri, qui, lui aussi, épousa une Maslova. Mais le tempérament violent et déséquilibré de Dmitri était différent de celui de Nekhludov.

  2. « Plusieurs fois dans sa vie, il avait procédé à des nettoyages de conscience. Il appelait ainsi des crises morales où, apercevant soudain le ralentissement et parfois l’arrêt de sa vie intérieure, il se décidait à balayer les ordures qui obstruaient son âme. Au sortir de ces crises, il ne manquait jamais de s’imposer des règles qu’il se jurait de suivre toujours. Il écrivait un journal, il recommençait une nouvelle vie. Mais à chaque fois, il ne tardait pas à retomber au même point, ou plus bas encore qu’avant la crise. » (T. i, p. 138.)