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jeune homme qui, du dehors, regarde à travers la vitre la jeune fille qui ne le voit pas, assise près de la table, à la lueur tremblante de la petite lampe, — Katucha pensive, qui sourit et qui rêve.

Le lyrisme de l’auteur tient peu de place. Son art a pris un tour plus impersonnel, plus dégagé de sa propre vie. Tolstoï a fait effort pour renouveler le champ de son observation. Le monde criminel et le monde révolutionnaire, qu’il étudie ici, lui étaient étrangers[1] ; il n’y pénètre que par un effort de sympathie volontaire ; il convient même qu’avant de les regarder de près, les révolutionnaires lui inspiraient une invincible aversion[2]. D’autant plus admirable est son observation véridique, ce miroir sans défauts. Quelle abondance de types et de détails précis ! Et comme tout est vu, bassesses et vertus, sans dureté, sans faiblesse, avec une calme intelligence et une pitié fraternelle !… Lamentable tableau des femmes dans la prison ! Elles sont impitoyables entre elles ; mais l’artiste est le bon Dieu : il voit, dans le cœur de chacune, la détresse sous l’abjection, et sous le masque d’effronterie le visage qui pleure. La pure et pâle lueur, qui peu à peu s’annonce dans l’âme vicieuse de la Maslova et l’illumine à la fin d’une flamme de sacrifice, prend la beauté émouvante d’un de

  1. Au contraire, il avait été mêlé à tous les mondes qu’il peint dans Guerre et Paix, Anna Karénine, les Cosaques, ou Sébastopol : salons aristocratiques, armée, vie rurale. Il n’avait qu’à se souvenir.
  2. T. ii, p. 20.