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testament artistique de Tolstoï. Elle domine cette fin de vie de même que Guerre et Paix en couronne la maturité. C’est la dernière cime, la plus haute peut-être, — sinon la plus puissante, — le faîte invisible[1] se perd au milieu de la brume. Tolstoï a soixante-dix ans. Il contemple le monde, sa vie, ses erreurs passées, sa foi, ses colères saintes. Il les regarde d’en haut. C’est la même pensée que dans les œuvres précédentes, la même guerre à l’hypocrisie ; mais l’esprit de l’artiste, comme dans Guerre et Paix, plane au-dessus de son sujet ; à la sombre ironie, à l’âme tumultueuse de la Sonate à Kreutzer et de la Mort d’Ivan Iliitch il mêle une sérénité religieuse, détachée de ce monde qui se reflète en lui, exactement. On dirait, par instants, d’un Gœthe chrétien.

Tous les caractères d’art que nous avons notés dans les œuvres de la dernière période se retrouvent ici, et surtout la concentration du récit, plus frappante en un long roman qu’en de courtes nouvelles. L’œuvre est une, très différente en cela de Guerre et Paix et d’Anna Karénine. Presque pas de digressions épisodiques. Une seule action, suivie avec ténacité, et fouillée dans tous ses détails. Même vigueur de portraits, peints en pleine pâte, que dans la Sonate. Une observation de plus en plus lucide, robuste, impitoyablement réaliste, qui voit l’animal dans l’homme, — « la terrible persistance de la bête dans l’homme, plus

  1. Tolstoï prévoyait une quatrième partie, qui n’a pas été écrite.