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Dix ans séparent Résurrection de la Sonate à Kreutzer[1], dix ans qu’absorbe de plus en plus la propagande morale. Et dix ans la séparent du terme auquel aspire cette vie affamée de l’éternel. Résurrection est en quelque sorte le

  1. Maître et Serviteur (1895) est comme une transition entre les lugubres romans qui précèdent et Résurrection, où se répand la lumière de la divine charité. Mais on y sent plus encore le voisinage de la Mort d’Ivan Iliitch et des Contes Populaires que de Résurrection, qu’annonce seulement, vers la fin, la sublime transformation d’un homme égoïste et lâche, sous la poussée d’un élan de sacrifice. La plus grande partie de l’histoire est le tableau, très réaliste, d’un maître sans bonté et d’un serviteur résigné, qui sont surpris, dans la steppe, la nuit, par une tourmente de neige, et perdent leur chemin. Le maître, qui d’abord tâche de fuir en abandonnant son compagnon, revient et, le trouvant à demi gelé, se jette sur lui, le couvre de son corps, le réchauffe en se sacrifiant, d’instinct ; il ne sait pas pourquoi ; mais les larmes lui remplissent les yeux : il lui semble qu’il est devenu celui qu’il sauve, Nikita, et que sa vie n’est plus en lui, mais en Nikita. — « Nikita vit ; je suis donc encore vivant, moi. » — Il a presque oublié qui il était, lui, Vassili. Il pense : « Vassili ne savait pas ce qu’il fallait faire… ne savait pas, et moi, je sais, maintenant !… » Et il entend la voix de Celui qu’il attendait (ici son rêve rappelle un des Contes Populaires), de Celui qui, tout à l’heure, lui a donné l’ordre de se coucher sur Nikita. Il crie, tout joyeux : « Seigneur, je viens ! » Et il sent qu’il est libre, que rien ne le retient plus… Il est mort.