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côté de cette sensation surhumaine, et sa perte au jeu et sa parole donnée !… Folies ! On pouvait tuer, voler, et pourtant être heureux[1].

Nicolas ne tue ni ne vole, et la musique n’est pour lui qu’un trouble passager ; mais Natacha est sur le point de s’y perdre. C’est à la suite d’une soirée à l’Opéra, « dans ce monde étrange, insensé de l’art, à mille lieues du réel, où le bien et le mal, l’extravagant et le raisonnable se mêlent et se confondent », qu’elle écoute la déclaration d’Anatole Kouraguine qui l’affole et qu’elle consent à l’enlèvement.

Plus Tolstoï avance en âge, plus il a peur de la musique[2]. Un homme qui eut de l’influence sur lui, Auerbach, qu’il vit à Dresde en 1860, fortifia sans doute ses préventions. « Il parlait de la musique comme d’un Pflichtloser Genuss (une jouissance déréglée). Selon lui, elle était un tournant vers la dépravation[3]. »

Entre tant de musiciens dépravants, pourquoi, demande M. Camille Bellaigue[4], avoir été choisir justement le plus pur et le plus chaste de tous, Beethoven ? — Parce qu’il est le plus fort. Tolstoï

  1. I, 381 (éd. Hachette).
  2. Mais jamais il ne cessa de l’aimer. Un de ses amis des derniers jours fut un musicien, Goldenveiser, qui passa l’été de 1910 près de Iasnaïa. Il venait, presque chaque jour, faire de la musique à Tolstoï, pendant sa dernière maladie. (Journal des Débats, 18 novembre 1910.)
  3. Lettre du 21 avril 1861.
  4. Camille Bellaigue, Tolstoï et la musique (le Gaulois, 4 janvier 1911).