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raires semblent pâles. Tolstoï s’en délecte ; on sent que l’artiste s’amuse, en écrivant son drame, à noter ces expressions et ces pensées, dont le comique ne lui échappe point[1], tandis que l’apôtre se désole des ténèbres de l’âme.

Tout en observant le peuple et en laissant tomber dans sa nuit un rayon de la lumière d’en haut, Tolstoï consacrait à la nuit plus sombre encore des classes riches et bourgeoises deux romans tragiques. On sent que la forme du théâtre domine, à cette époque, sa pensée artistique. La Mort d’Ivan Iliitch et la Sonate à Kreutzer sont toutes deux de vrais drames intérieurs, resserrés, concentrés ; et dans la Sonate c’est le héros du drame qui le raconte lui-même.

La Mort d’Ivan Iliitch (1884-86) est une des œuvres russes qui ont le plus remué le public français. Je notais, au début de cette étude, comment j’avais été le témoin du saisissement causé par ces pages à des lecteurs bourgeois de la province française, qui semblaient indifférents à l’art. C’est que l’œuvre met en scène, avec une vérité troublante, un type de ces hommes moyens, fonctionnaires consciencieux, vides de religion, d’idéal, et presque de pensée, qui s’absorbent dans leurs fonctions, dans leur vie machinale, jusqu’à l’heure

  1. Il s’en faut que la création de ce drame angoissant ait été pour Tolstoï une peine. Il écrit à Ténéromo : « Je vis bien et joyeusement. J’ai travaillé tout ce temps à mon drame (La Puissance des Ténèbres). Il est achevé. » (Janvier 1887, Corresp. inéd., p. 159.)