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paysan russe, du premier imprimeur de Moscou, alors qu’on le remettait à la charrue : « Je n’ai pas affaire de semer le grain de blé, mais de répandre dans le monde les semences spirituelles ».

Comme si Tolstoï avait jamais songé à renier son rôle de semeur du blé de la pensée !… À la fin de : En quoi consiste ma foi[1], il écrivait :

Je crois que ma vie, ma raison, ma lumière, m’est donnée exclusivement pour éclairer les hommes. Je crois que ma connaissance de la vérité est un talent qui m’est prêté pour cet objet, que ce talent est un feu, qui n’est feu que quand il brûle. Je crois que l’unique sens de ma vie, c’est de vivre dans cette lumière qui est en moi, et de la tenir haut devant les hommes pour qu’ils la voient[2].

Mais cette lumière, ce feu « qui n’est feu que quand il brûle », inquiétaient la plupart des artistes. Les plus intelligents n’étaient pas sans prévoir que leur art risquait fort d’être la première proie de l’incendie. Ils affectaient de croire que l’art tout

  1. Chap. xii de l’édition russe. Le traducteur français en a fait l’introduction.
  2. On remarquera que, dans le reproche qu’il adresse à Tolstoï, M. de Vogüé, à son insu, reprend, pour son compte les expressions mêmes de Tolstoï. « À tort ou à raison, disait-il, pour notre châtiment peut-être, nous avons reçu du ciel ce mal nécessaire et superbe : la pensée… Jeter cette croix est une révolte impie. » (Le Roman russe, 1886.) — Or Tolstoï écrivait à sa tante, la comtesse A.-A. Tolstoï, en 1883 : « Chacun doit porter sa croix… La mienne, c’est le travail de la pensée, mauvais, orgueilleux, plein de séduction. » (Corresp. inéd. p. 4.)