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Si les plus aimants méconnaissaient ainsi la grandeur de sa transformation morale, on ne pouvait attendre des autres ni plus de pénétration, ni plus de respect. Tourgueniev, avec qui Tolstoï avait tenu à se réconcilier, plutôt dans un esprit d’humilité chrétienne que parce qu’il avait changé de sentiments à son égard[1], disait ironiquement : « Je plains beaucoup Tolstoï ; mais d’ailleurs, comme disent les Français, chacun tue ses puces, à sa manière[2] ».

Quelques années plus tard, sur le point de mourir, il écrivait à Tolstoï la lettre connue, où il suppliait son « ami, le grand écrivain de la terre russe », de « retourner à la littérature[3] ».

Tous les artistes européens s’associaient à l’inquiétude et à la prière de Tourgueniev, mourant. Eugène-Melchior de Vogüé, à la fin de l’étude qu’en 1886 il consacrait à Tolstoï, prenait prétexte d’un portrait de l’écrivain en costume de moujik, tirant l’alène, pour lui adresser une éloquente apostrophe :

Artisan de chefs-d’œuvre, ce n’est pas là votre outil !… Notre outil, c’est la plume ; notre champ, l’âme humaine, qu’il faut abriter et nourrir, elle aussi. Permettez qu’on vous rappelle ce cri d’un

  1. La réconciliation eut lieu au printemps de 1878. Tolstoï écrivit à Tourgueniev pour lui demander pardon. Tourgueniev vint à Iasnaïa-Poliana en août 1878. Tolstoï lui rendit sa visite en juillet 1881. Tout le monde fut frappé de son changement de manières, de sa douceur, de sa modestie. Il était « comme régénéré ».
  2. Lettre à Polonski (citée par Birukov).
  3. Lettre écrite de Bougival, 28 juin 1883.