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chantement ironique, sa clairvoyance impitoyable, sa hantise de la mort. Nôtre, par ses rêves d’ampur fraternel et de paix entre les hommes. Nôtre, par son réquisitoire terrible contre les mensonges de la civilisation. Et par son réalisme, et par son mysticisme. Par son souffle de nature, par son sens des forces invisibles, son vertige de l’infini.

Ces livres ont été pour nous ce que Werther a été pour sa génération : le miroir magnifique de nos puissances et de nos faiblesses, de nos espoirs et de nos terreurs. Nous ne nous inquiétions point de mettre d’accord toutes ces contradictions, ni surtout de faire rentrer cette âme multiple, où résonnait l’univers, dans d’étroites catégories religieuses ou politiques, comme font tels de ceux qui, à l’exemple de Paul Bourget, au lendemain de la mort de Tolstoï, ont ramené le poète homérique de Guerre et Paix à l’étiage de leurs passions de partis. Comme si nos coteries, d’un jour, pouvaient être la mesure d’un génie !… Et que m’importe à moi que Tolstoï soit ou non de mon parti ! M’inquiété-je de quel parti furent Dante et Shakespeare, pour respirer leur souffle et boire leur lumière ?

Nous ne nous disions point, comme ces critiques d’aujourd’hui : « Il y a deux Tolstoï, celui d’avant la crise, celui d’après la crise ; l’un est le bon, et l’autre ne l’est point. » Pour nous, il n’y en a eu qu’un, nous l’aimions tout entier. Car nous sentions, d’instinct, que dans de telles âmes tout se tient, tout est lié.