Page:Rolland - Vie de Ramakrishna.djvu/39

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
31
PRÉLUDE

S’il est un lieu de la terre où aient place tous les rêves des vivants, depuis les premiers jours où l’homme commença le songe de l’existence — c’est l’Inde. Son privilège unique, comme l’a bien montré Barth[1], est celui d’une grande aînée, dont le développement d’âme, autonome et continu, au cours d’une longévité de peuples Mathusalem, n’a jamais été interrompu. Depuis plus de trente siècles, de cette chaude terre, brûlante matrice des Dieux, monte l’arbre du Rêve, l’arbre aux mille rameaux, qui se multiplient en ramilles par millions, renaissant de soi sans repos et, sans trace d’usure, mûrissant sur toutes les branches à la fois tous les fruits : côte à côte, on y cueille toutes les formes des Dieux, depuis les plus sauvages jusqu’aux plus épurées, — et jusqu’au Dieu sans forme, l’innommable, l’illimité… Le même arbre toujours…

Et ces rameaux entrelacés, qu’une même sève gonfle, ont si intimement mêlé leur chair et leur pensée que, des pieds à la tête, vibrant comme une mâture du grand vaisseau la terre, l’arbre tout entier bruit une même symphonie des mille voix, des mille fois de l’homme. Cette polyphonie, qui paraît discordante et confuse, d’abord, aux oreilles inexercées, révèle au connaisseur la hiérarchie secrète et la grand ordre caché.

Et celui qui, de nous, l’a une fois goûté, ne peut plus se contenter de l’ordre brutal et factice qu’impose, sur un champ de ruines, la raison d’Occident et sa foi ou ses fois — toutes aussi tyranniques et se niant mutuellement. Ce n’est rien, de régner sur un monde, qu’on a, pour les trois quarts, asservi, avili, ou détruit. Il faut régner sur la vie, tout entière embrassée, respectée, épousée, et dont harmonieuse-

  1. A. Barth : Les Religions de l’Inde, 1879.