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méandres, ses coudes brusques, jusqu’aux écluses, à partir desquelles sa voie est droite.

L’évolution n’est pas encore terminée, à l’heure actuelle ; mais elle se poursuit avec courage. Il en faut beaucoup, pour reviser toute l’idéologie dont on a vécu, quand on a fait sa vie de la religion des idées, et qu’on a passé les soixante ans. Ce n’est pas le moment, pour se dépouiller de son manteau de préjugés, qui vous fait chaud !… C’est toujours le moment, quand on est fier et que le cœur est chaud. Il faut, d’abord, la vérité. Il faut être loyal avec soi-même. Un inflexible examen de notre pensée nous oblige, d’honneur, à arracher par lambeaux les préjugés les plus tenaces, les plus chers, qui nous collaient à la peau : ces superstructures idéologiques, comme dit Marx, qui font une caste de l’esprit et de ses servants — qui les scindent du milieu vivant… La Pensée, l’idée, le Concept…, toute cette Théodicée à la Hegel, dont est nourrie l’intelligence de l’ère bourgeoise. Il faut que l’Esprit rentre dans le rang. C’est une condition même, pour qu’il reprenne vie dans l’homme vivant… L’homme intégral, non plus abstrait, mais retrempé dans la fontaine de la vie réelle, de la vie complète, consciente, de l’espèce, l’homme social, l’homme humain


Et qu’on me pardonne l’abus du moi, dans ce Journal d’un homme de soixante ans ! J’en suis moi-même rassasié. Mais, comme l’a rappelé mon ami Jean Guéhenno, en épinglant, à la première page de sa poignante Confession[1], la pensée du sage Hugo, vilipendé par les pense-petit de notre temps : Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Le « moi », dont je conte l’évolution n’est pas à moi ; il est celui de notre temps. Une génération y pourra, j’espère, reconnaître une partie de sa propre route, de ses élans, de ses tourments, de ses erreurs, de ses ténèbres — et sa lumière retrouvée.

R. R.


  1. Journal d’un homme de quarante ans.