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je suis tout disposé au mea culpa général. Mais où je ne puis vous suivre, c’est quand des agissements passés vous faites une nécessité « détestable », il est vrai, mais, semble-t-il, inéluctable. Vous dites : « Dans la guerre, on n’est plus savant, artiste, philosophe… il faut sacrifier et même prostituer à la défense nationale non seulement la vie, mais l’âme, l’esprit, la conscience, et manier le mensonge… etc. ». Jamais je n’admettrai que le premier devoir de l’homme de pensée soit la défense nationale ; c’est, pour moi, la défense de la pensée. Je ne mets pas la nation, la patrie, le foyer avant tout. Avant tout, je mets la conscience libre. Vous dites : « La paix nous rend la liberté. » Ni vous, ni moi, n’avons attendu la paix pour parler librement. Et il s’agit de savoir si nous donnons d’avance à la guerre prochaine (qui ne sera pas lente à venir) un blanc-seing pour étouffer la liberté. Vous me direz qu’elle se passera de notre permission. Soit ! Mais elle ne l’aura point. Que l’esprit reste sauf ! Je ne vois aucun avenir dans les efforts de la pensée libre pour s’adapter aux nécessités de la politique. Elle est entraînée dans la faillite criminelle et honteuse de celle-ci. Si elle veut sauver les autres, qu’elle commence par se sauver elle-même ! Qu’elle tâche à constituer, par-dessus les nations, une Internationale de la pensée, une conscience mondiale !…

Bernard Shaw me répliqua, un peu rageusement :

III. — Bernard Shaw à Romain Rolland.
Londres, 27 juin 1919.

Cher Romain Rolland, vous flattez la guerre et l’homme. Il n’existe pas « l’homme de pensée ». Moi, je ne suis pas la Pensée. Je suis Bernard Shaw. Vous êtes Romain Rolland. Nous mangeons, et huit heures après, nous oublions notre philosophie, et sentons seulement la faim. Un soldat allemand nous approche pour nous baîonnetter : nous nous en fichons de la pensée et lui brûlons la cervelle en l’injuriant comme deux grognards. Je n’ai pas su parler librement pendant la guerre. Lisez mes Peace Conférence Hints. Un soldat m’a dit : « Si j’avais su tout cela en 1915, pas de khaki pour moi ! » — J’ai répondu : « C’est justement pourquoi je ne vous en avais rien dit. » — Tout ce que vous dites de la Pensée est vrai. Donc que la Pensée signe votre manifeste. Mais John Smith et Pierre Duval ne peuvent signer. Ils ont combattu pour nous ; et nous avons au moins payé l’impôt. Nul homme n’a été au-dessus de la mêlée. Une telle prétention répugnerait le monde et briserait notre influence.