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jean-jacques rousseau

sieurs enfants qu’hélas ! il dépose tous, l’un après l’autre, aux Enfants-Trouvés, en se donnant de cet acte déplorable toutes sortes de mauvaises raisons, qui ne l’ont jamais satisfait lui-même et lui ont laissé, jusqu’à la fin, l’aiguillon des regrets douloureux et du remords.

Il se trouvait encore, à trente-sept ans, parmi la foule des plumitifs sans destination déterminée, qui ramassaient les miettes de la table des mécènes de la finance et de leurs femmes ; et rien encore ne faisait augurer sa destinée, lorsqu’en été 1749 tomba sur lui le coup de foudre dont j’ai parlé, et qu’il a plus tard raconté, avec un frémissement.

Il allait voir Diderot, enfermé pour délit de presse, au donjon de Vincennes. La chaleur était excessive. Il avait deux lieues à faire à pied, par un chemin sans ombre. Il feuilletait, en marchant, afin de modérer son pas, un numéro de revue littéraire. Ses yeux tombèrent sur une question mise au concours par l’Académie de Dijon : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ». Il fut soudain « ébranlé de mille lumières ; des foules d’idées vives » l’assaillaient, il suffoquait, il était ivre, il se laissa tomber sous un arbre de l’avenue, et il y passa une demi-heure dans un délire de pensée, d’où il ressortit, le devant de sa veste trempé de larmes. « En cet instant, a-t-il écrit, je vis un autre univers, et je devins un autre homme. » Ce n’était pas seulement