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LES PRÉCURSEURS

de toile cirée, de bonnets de fourrure, de capuchons goudronnés, gommés, caoutchoutés… ont l’air d’hommes des cavernes, de gorilles, de troglodytes. L’un d’eux, en creusant la terre, a retrouvé la hache d’un homme quaternaire, une pierre pointue emmanchée dans un os, et il s’en sert. D’autres, comme des sauvages, fabriquent des bijoux élémentaires. Trois générations ensemble, toutes les races ; mais non pas toutes les classes : laboureurs et ouvriers pour la plupart, métayer, valet de ferme, charretier, garçon livreur, contremaître dans une manufacture, bistro, vendeur de journaux, quincaillier, mineurs, — peu de professions libérales. Cette masse amalgamée a un parler commun, « fait d’argots d’atelier et de caserne et de patois assaisonné de quelques néologismes ». Chacun a sa silhouette propre, exactement saisie et découpée : on ne les confond plus, une fois qu’on les a vus. Mais le procédé qui les dépeint est bien différent de celui de Tolstoï. Tolstoï ne peut voir une âme sans descendre au fond. Ici l’on voit et l’on passe. L’âme personnelle existe à peine, n’est qu’une écorce ; dessous, endolorie, écrasée de fatigue, abrutie par le bruit, empoisonnée par la fumée, l’âme collective s’ennuie, somnole, attend, attend sans fin, — (« machine à attendre ») — ne cherche plus à penser, « a renoncé à comprendre, renoncé à être soi-même ». Ce ne sont pas des soldats — (ils ne veulent pas l’être) — ce sont des hommes, « de pauvres bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie, ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens qui parfois déraille, enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps, de simples hommes qu’on a simplifiés encore et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent : instinct de la conservation, égoïsme espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de