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XI

Aux écrivains d’Amérique



(Lettre à la revue The Seven Arts, New-York, octobre 1916)

Je me réjouis de la fondation d’une jeune revue où l’âme américaine prenne conscience de sa personnalité. Je crois à ses hautes destinées ; et les événements actuels rendent urgent qu’elles se réalisent. Sur le Vieux Continent, la civilisation est menacée. À l’Amérique de soutenir le flambeau vacillant !

Vous avez un grand avantage sur nos nations d’Europe : vous êtes libres de traditions, libres de ces fardeaux de pensée, de sentiments, de manies séculaires, d’idées fixes intellectuelles, artistiques, politiques, qui écrasent le Vieux Monde. L’Europe actuelle sacrifie son avenir à des querelles, des ambitions, des rancunes, dix fois, vingt fois recuites ; et chacun des efforts pour y mettre fin ne fait qu’ajouter quelques mailles de plus au réseau de la fatalité meurtrière qui l’enserre, — fatalité des Atrides, attendant vainement que, comme dans les Euménides, la parole d’un Dieu vienne rompre sa loi sanglante. En art, si nos écrivains doivent leur forme parfaite et la netteté de leur pensée à la solidité de nos traditions classiques, ce n’est pas sans de lourds sacrifices. Trop peu de nos artistes sont ouverts à la vie multiple du monde. L’esprit se parque en un