(Déjà !… Tolstoy, comme on voit, eut la bonne fortune de connaître, avant de mourir, les « social-patriotes », ou « l’art de retourner sa veste »…) Les assistants protestent. Tolstoy demande où commence, où finit l’État, et dit que la terre entière est sa patrie. L’autre jeune homme cite des textes de la Bible, qui défendent de tuer. Mais Tolstoy n’est pas plus satisfait : il y a des textes pour tout !
« Ce n’est pas, dit-il, parce que Moïse ou le Christ ont défendu de faire du mal au prochain ou à soi-même que l’homme doit s’en abstenir. C’est parce qu’il est contre la nature de l’homme de se faire ce mal, ou de le faire au prochain, — je dis de l’homme, je ne dis pas de la bête, prenez-y garde !… C’est en toi-même qu’il te faut trouver Dieu, afin qu’il règle tes actions et qu’il te fasse voir ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Mais tant que nous nous laisserons guider par une autorité extérieure, Moïse et le Christ pour l’un, Mahomet ou le socialiste Marx pour un autre, nous ne cesserons d’être les ennemis les uns des autres. »
Je tenais à faire entendre ces puissantes paroles. Le pire mal dont souffre le monde est, je l’ai dit maintes fois, non la force des méchants, mais la faiblesse des meilleurs. Et cette faiblesse a en grande partie sa source dans la paresse de volonté, dans la peur de jugement personnel, dans la timidité morale. Les plus hardis sont trop heureux, à peine dégagés de leurs chaînes, de se rejeter dans d’autres ; on ne les délivre d’une superstition sociale que pour les voir, d’eux-mêmes, s’atteler au char d’une superstition nouvelle. N’avoir plus à penser par soi-même, se laisser diriger… Cette abdication, c’est le noyau de tout le mal. Le devoir de chacun est de ne point s’en remettre à d’autres, fût-ce aux meilleurs, aux plus sûrs, aux plus aimés, du soin de décider pour lui ce qui est bien ou