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LES PRÉCURSEURS

représenter la nation… La nation ! Mais qui donc peut se dire le représentant d’une nation ? Qui connait, qui a seulement osé jamais regarder en face l’âme d’une nation en guerre ? Ce monstre fait de myriades de vies amalgamées, diverses, contradictoires, grouillant dans tous les sens, et pourtant soudées ensemble, comme une pieuvre… Mélange de tous les instincts, et de toutes les raisons, et de toutes les déraisons… Coups de vent venus de l’abîme ; forces aveugles et furieuses sorties du fond fumant de l’animalité ; vertige de détruire et de se détruire soi-même ; voracité de l’espèce ; religion déformée ; érections mystiques de l’âme ivre de l’infini et cherchant l’assouvissement maladif de la joie par la souffrance, par la souffrance de soi, par la souffrance des autres ; despotisme vaniteux de la raison, qui prétend imposer aux autres l’unité qu’elle n’a pas, mais qu’elle voudrait avoir ; romantiques flambées de l’imagination qu’allume le souvenir des siècles ; savantes fantasmagories de l’histoire brevetée, de l’histoire patriotique, toujours prête à brandir, selon les besoins de la cause, le Væ victis du brenn, ou le Gloria victis… Et pêle-mêle, avec la marée des passions, tous les démons secrets que la société refoule, dans l’ordre et dans la paix… Chacun se trouve enlacé dans les bras de la pieuvre. Et chacun trouve en soi la même confusion de forces bonnes et mauvaises, liées, embrouillées ensemble. Inextricable écheveau. Qui le dévidera ?… D’où vient le sentiment de la fatalité qui accable les hommes, en présence de telles crises. Et cependant elle n’est que leur découragement devant l’effort multiple, prolongé, non impossible, qu’il faut pour se délivrer. Si chacun faisait ce qu’il peut (rien de plus !) la fatalité ne serait point. Elle est faite de l’abdication de chacun. En s’y abandonnant, chacun accepte donc son lot de responsabilité.

Mais les lots ne sont pas égaux. À tout seigneur,