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LES PRÉCURSEURS

Que cette modestie fait donc de bien ! Qu’elle est rafraîchissante, en cette crise mondiale de vanité délirante des nations ! — Pourtant, le peuple d’Ibsen a le droit de tenir la tête haute parmi ses frères d’Europe ; et plus qu’aucun autre écrivain, le grand solitaire norvégien a marqué de son sceau le théâtre et la pensée moderne. Vers lui se tournaient les regards de la jeunesse de France ; et celui qui écrit ces lignes lui demanda conseil.

Nous sommes tous, — tous les peuples, — débiteurs les uns des autres. Mettons donc en commun nos dettes et notre avoir.

S’il est des hommes aujourd’hui à qui siérait la modestie, ce sont les intellectuels. Leur rôle dans cette guerre a été affreux : on ne saurait le pardonner. Non seulement ils n’ont rien fait pour diminuer l’incompréhension mutuelle, pour limiter la haine ; mais, à bien peu d’exceptions près, ils ont tout fait pour l’étendre et pour l’envenimer. Cette guerre a été, pour une part, leur guerre. Ils ont empoisonné de leurs idéologies meurtrières des milliers de cerveaux. Sûrs de leur vérité, orgueilleux, implacables, ils ont sacrifié au triomphe des fantômes de leur esprit des millions de jeunes vies. L’histoire ne l’oubliera point.

M. Gerhard Gran exprime la crainte qu’une coopération personnelle ne soit impossible avant bien des années, entre intellectuels des pays belligérants. S’il s’agit de la génération qui a passé la cinquantaine, de celle qui est à l’arrière et fait la guerre, en paroles, dans les Académies, les Universités et les salles de rédaction, je crois que M. Gerhard Gran ne se trompe pas. Il y a peu de chances que ces intellectuels se rapprochent jamais. Je dirais qu’il n’y en a aucune, si je ne connaissais l’étonnante faculté d’oubli du cerveau humain, cette faiblesse pitoyable et salutaire, dont l’esprit n’est pas dupe, et dont il a besoin pour continuer sa vie. Mais