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LES PRÉCURSEURS

tint l’Empire près de crouler, de ceux qui assistèrent à la chute du vieux monde, de l’évêque d’Hippone mourant dans sa ville aux abois qu’assiégeaient les Vandales, des moines enlumineurs, bâtisseurs, musiciens, au milieu de l’Europe de loups ; de Dante, de Copernic et de Savonarole : exils, persécutions, bûchers ; et le frêle Spinoza, édifiant son Éthique éternelle sur le sol inondé de sa patrie envahie, à la lueur des villages incendiés ; et notre Michel de Montaigne, en son château ouvert, sur son mol oreiller, dormant d’un sommeil léger, en écoutant sonner le beffroi des campagnes, et se demandant en rêve si c’est pour cette nuit la visite des égorgeurs… L’homme aime en vérité à ne plus se souvenir des spectacles importuns qui troublent son repos. Mais dans l’histoire du monde, le repos a été rare, et les plus grandes âmes ne sont pas sorties de lui. Regardons, sans frémir, passer le flot furieux. Pour qui sait écouter le rythme de l’histoire, tout concourt à la même œuvre, le pire comme le meilleur. Les âmes fiévreuses que le flot entraîne vont par des voies sanglantes, vont, qu’elles le veuillent ou non, où nous guide la raison fraternelle. Ce serait, s’il fallait compter sur le bon sens des hommes, sur leur bonne volonté, sur leur courage moral, sur leur humanité, qu’il y aurait des motifs de désespérer de l’avenir. Mais ceux qui ne veulent point ou ne peuvent point marcher, les forces aveugles les poussent, en troupeaux mugissants, vers le but : l’Unité.

Pendant des siècles s’est forgée l’unité de notre France par les combats entre les provinces. Chaque province, chaque village fut, un jour, la patrie. Plus de cent ans, Armagnacs, Bourguignons (mes grands-pères), se sont cassé la tête pour découvrir enfin que