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LES PRÉCURSEURS

de ces jeunes fanatiques et de ces vieux enragés qui, du haut des arènes, assistent sans se lasser à l’égorgement des peuples, pour le plaisir, l’orgueil, les idées et les intérêts des spectateurs. Tout le reste, tous les crimes, nous pouvions les admettre ; mais cette sécheresse de cœur, c’est le pire de tout, et l’on sent que Latzko en fut bouleversé. Comme un des personnages, qui passe pour malade parce qu’il ne peut oublier le spectacle des souffrances, il crie au public apathique :

« Malade !… Non. Malades, ce sont les autres. Malades sont ceux qui rayonnent en lisant les nouvelles de victoires et de kilomètres conquis sur des montagnes de cadavres, — ceux qui entre eux et l’humanité ont tendu un paravent de drapeaux bariolés… Malade est celui qui peut encore penser, parler, discuter, dormir, sachant que d’autres, avec leurs entrailles dans les mains, rampent sur les mottes de terre, comme des vers coupés en tronçons, pour crever à mi-chemin de l’ambulance, tandis que là-bas au loin, une femme au corps brûlant rêve auprès d’un lit vide. Malades sont tous ceux qui peuvent ne pas entendre gémir, grincer, hurler, craquer, crever, se lamenter, maudire, agoniser, parce qu’autour d’eux bruit la vie quotidienne… Malades sont les sourds et aveugles, non moi. Malades sont les muets, dont l’âme ne chante pas la pitié, ne crie pas la colère… »[1]

Et c’est à les atteindre dans leur engourdissement, c’est de leur appliquer sur la peau le fer rouge de la douleur que vise sa volonté. Il s’est peint dans le capitaine Marschner de la deuxième nouvelle, qui, au milieu de son troupeau égorgé, ne souffre de rien tant que de l’indifférence cruelle de son lieutenant, et qui, près de mourir, s’illumine d’un sourire de soulagement,

  1. « Der Kamerad ».