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LES PRÉCURSEURS

cours des idées du malade, lui fait compliment de sa femme, en termes familiers. L’autre se dresse :

« — Une rude femme ? oui, oui, une crâne femme ! Elle n’a pas versé une larme, quand elle m’a mis en wagon. Toutes étaient ainsi. Aussi la femme du pauvre Dill. Très crâne ! Elle lui a jeté des roses dans le train, et elle était sa femme depuis deux mois… Des roses, hé hé ! Et au revoir !… Tant elles étaient patriotes, toutes !… »

Et il raconte ce qui est arrivé au pauvre Dill. Dill montrait à ses camarades la nouvelle photographie qu’il avait reçue de sa femme, quand une explosion lui envoya à la tête une botte avec la jambe coupée d’un soldat du train. Il reçut l’énorme éperon dans le crâne ; il fallut se mettre à quatre pour l’arracher. Jusqu’à ce qu’un morceau du cerveau vînt avec. « Comme un polype gris »… Un des officiers, que ce récit horrifie, court chercher le médecin. Celui-ci veut faire rentrer le malade :

« — Allons, Herr Leutnant, il faut aller au lit, maintenant. »

« — Il faut aller, naturellement, répond l’autre, avec un profond soupir. Il nous faut tous aller. Qui ne va pas est un lâche ; et d’un lâche elles ne veulent pas. Voilà la chose ! Comprends-tu ? Maintenant, les héros sont à la mode. Madame Dill a voulu avoir un héros à son nouveau chapeau, hé hé ! C’est pourquoi le pauvre Dill a dû perdre son cerveau. Moi aussi… Toi aussi ! Tu dois aller mourir… Et les femmes regardent, crânement, parce que c’est la mode… »

Il interroge des yeux ceux qui l’entourent :

« — N’est-ce pas triste ? » demande-t-il doucement.

Puis soudain, il crie, avec fureur :

« — N’est-ce pas une fourberie ? hé ?… une fourberie ? Étais-je un assassin ? Un égorgeur ?… J’étais