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sont pas les tiennes. Et c’est toi qui rues dans les brancards. Tu as raison. »

— « J’ai tort », dit-elle. « Il voit le but aussi bien que moi. Il n’a point peur d’y marcher. Son cœur est brave, plus que le mien. Mais son intelligence est trop chargée de ces idées d’Occident, qui vous battent dans les jambes et vous empêchent d’avancer. Il lui faut encore du temps avant de s’en dégager. »

— « Nous n’avons pas le temps. Qu’il se décide ! Ou décide-toi ! Amène-nous-le, ou lâche-le ! L’époque n’est pas aux jeunes Hamlets, plantés au bord du cimetière. « Être ou ne pas être… » Qui ne veut pas être, qu’on l’enterre ! Sors-le du trou, ou pousse-le dedans ! Mais d’abord, sors-en, toi ! Et viens ! Tu lui trouveras des remplaçants. »

Elle le toisa, méprisante :

— « Toi ? »

— « Moi ou un autre. N’importe qui ! Je ne brigue pas la succession. J’ai mieux à faire. Et toi aussi. Ne perds pas ton temps aux bagatelles ! »

Elle dit :

— « Brute ! »

et s’écarta, et se leva.

Il resta assis à la table :

— « Le bât te blesse. Qu’il te blesse ! Je dis ce qui est. Toutes tes histoires particulières ne comptent pas, auprès de la grande histoire que nous devons écrire. Quand le ventre a faim, qu’on le nourrisse ! Mais qu’il se taise ! Il n’est qu’un ventre, rien de plus. Et nous avons tout l’animal humain à servir, ces millions d’êtres affamés, non seulement de pain et d’amour, mais de lumière et de liberté. »

Elle dit, ouvrant la porte pour sortir :

— « Vous osez, vous, parler de liberté ! »

Elle entendit, avant que la porte se refermât :