Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/649

Cette page n’a pas encore été corrigée

appartement de Paris. Paris brûlait… Les bruissements, les grondements des artères étaient des décharges d’artillerie et les crépitements du feu. On se battait dans la rue. Et sa gorge qui suffoquait reconnaissait le goût âpre des fumées. Par la fenêtre ouverte, elles se rabattaient devant ses yeux. L’incendie gagnait, rampait, léchait le mur de la maison… Annette ne s’étonnait pas que le visage de Assia fût penché sur elle. Elle rattachait sa présence à celle de la Révolution. Que Assia fût ici lui paraissait naturel. De la distance d’où elle regardait, celle d’Oslo à Paris ne comptait guère plus que de l’une à l’autre chambre. Toute la terre était sur le même plan.

Mais la distance aussi était tombée entre le masque de la vie : — ces yeux, ces bouches, ces mains, ces gestes, ces mots, — et le spectacle interdit des pensées que les vivants cachent aux autres et à soi. Une extraordinaire lucidité lui faisait lire, par éclairs, au fond des êtres, séparés d’elle par un rideau. Dans cette fille bien-aimée, qui veillait auprès de son lit, elle palpait, dans la nuit, une âme hostile, qui, malgré Assia, l’envahissait. Mais elle réintégrait, en les transposant dans son rêve, tout ce fond des âmes, qu’elle touchait. Elle imaginait que le feu montait dans la maison, et que ses enfants l’abandonnaient. Elle voyait George et Jean, qui s’échappaient par la fenêtre et par les toits : George apostrophait les assaillants, elle semblait une Liberté de Delacroix sur la barricade, une Révolution aux jeunes seins, qui chante et gronde ; et auprès d’elle, le gamin armé, qui rit… Assia, seule, s’obstinait à ne point la laisser ; mais elle était impatiente que ce fût fini, et dans son cœur, elle répétait :

— « Dépêche-toi donc !… »

Et la mourante, tâchant de remuer les lèvres, pensait dire (mais aucun son articulé ne sortait) :