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pussent pas distinguer les passants sur la route, elle me reconnut, avant que j’eusse franchi le seuil du jardin. Elle dit mon nom, et, me saluant de la main, elle dit :

— « Montez ! »

Il n’y avait personne, au logis : la petite bonne était sortie, sans avertir ; et je fis reproche de cette imprudence. Mais elle me pria de ne pas gronder la fillette : on entendait, je ne sais pas où, ronfler au loin les orgues mécaniques de carrousels, les bruits d’une foire ; et naturellement, autour des chevaux de bois, comme des mouches, bourdonnaient garçons et filles ; la petite avait filé les rejoindre…

— « J’en aurais, à son âge », dit Annette, « bien fait autant ! »

— « Mais si vous aviez besoin de quelque service ? »

(Je ne voulais pas dire : « de quelque secours » ; mais elle comprit) :

— « Qu’est-ce qu’une vieille femme peut avoir à craindre ? Je n’ai plus rien, rien que mes rêves. C’est l’avantage sur la jeunesse. On était chargé d’un tas de biens, qu’on a beau faire, on perd en route, et qui vous tenaient pliée en deux, sous le fagot. Aujourd’hui, on peut tout me prendre, même ma coque : j’en suis sortie, je n’y tiens plus que des orteils, comme de ces socques… » (Et elle en sortit un pied nu). « On est tellement mieux, au dehors ! »

— « Restez dedans, encore un peu ! Ne rejetez pas vos amis ! C’est nous qui sommes aussi vos socques. »

— « Vous êtes les miennes, et je suis les vôtres. Oui, l’on se vêt et l’on se chausse, toute sa vie, de ceux qu’on aime : de ses parents, de ses enfants, et de ses amis, et de ses amants, et de cette bonne vieille terre — regardez-la ! — qui vous souffle sa chaude haleine de prin-