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trop, pour ne pas se réjouir qu’elle ait laissé sur sa route la charge meurtrissante du passé. Mais cette « réjouissance » est triste, comme toutes les joies de Julien. Il ne s’en explique pas avec Annette. Elle s’en rend compte, et elle lui pose sa main sur le front :

— « Mon pauvre Julien ! « lui dit-elle. « Comme vous auriez besoin d’un flot de Léthé !… »

Il ouvre des yeux étonnés. Elle rit et répète, en allemand, le mot de Goethe :

— « …un flot éthéré de Léthé… »

Il se renfrogne, et il dit :

— « Je n’en veux pas. »

— « Un petit verre à la source, chaque matin ! »

— « Non, non, pas de cure ! »

— « Eh bien », dit-elle, « gardons votre mal ! À deux, ne peut-il devenir un bien ? »

— « Je ne voudrais pour rien m’en décharger sur vous. Ce serait un triste cadeau. Trop de néant. Il y a des moments où j’ose à peine faire un mouvement, tant j’ai peur de porter atteinte à la foi de ceux que j’aime plus que ma vie. »

— « Écoutez », dit-elle, « la parole que Bruno m’a envoyée, en cadeau de la nouvelle année : — « Lorsqu’on ne croit plus à aucune chose, le moment est venu de faire des dons. »

Il fut frappé. Au fond de son être, la parole éveilla un écho. Mais son intelligence se méfiait de ce qui se passait hors du contrôle de sa raison. Il demanda :

— « Quand on n’a rien, quels dons reste-t-il à faire ? »

Annette lui récita, de sa voix chantante, le cantique, sur son lit de mort, de Milarepa :

— « La pensée du Néant est mère de la pitié.