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faisait en Amérique, où le fonds Carnegie lui avait attribué un poste. Ils se consacraient alors quelques journées. Et même il arrive, certains soirs, quand la conversation s’est prolongée, ou que le temps est trop mauvais, que George prête son lit à son père ; et elle va camper chez Vania. Celle qui est toujours éveillée, Annette, pense ces nuits-là qu’elle tient sous ses ailes sa couvée — et le vieux mari. Julien ne dort pas beaucoup non plus, et il ose à peine se retourner dans le lit, tant il sent contre son dos le souffle de la compagne ; et, il a peur qu’un mouvement dissipe l’illusion. Il aurait sans doute peur, tout autant, si l’illusion se réalisait. Car son sentiment pour Annette est à la fois trop fort, trop pieux, trop anciennement refoulé et meurtri, pour qu’il lui soit possible de l’exprimer. Quand elle sera morte, il pensera peut-être avec souffrance, comme le vieux tailleur de pierres de Florence, qu’il n’a pas baisé cette bouche vivante. Il est de ceux qui ne sauront jamais se déshabituer du goût du regret.

Ceux qui le savent, comme Bruno, lui paraissent (quelque estime qu’il ait pour eux), secrètement, monstrueux. Cette force d’oubli, est-ce faiblesse ? Est-ce égoïsme ? Ou légèreté ? Il se peut faire : ni l’une ni l’autre ne manquent, chez Bruno ; elles sont mêlées à son héroïsme et à sa bonté ; il a été doté de cette « heureuse » nature italienne, au fond de laquelle — et des passions, et des douleurs, et des joies, — est déposée une bonne dose d’indifférence. Ceux qu’il aime bien, il les aime bien, mais il les oublie… oh ! complètement !… pendant des mois. Annette le sait, et elle en sourit. — Julien ne peut comprendre ce sourire ; il ne le discute pas, il s’incline, puisque ce sourire est d’Annette ; mais ce sourire aussi l’inquiète : elle pactise donc avec l’oubli ? Dieu sait pourtant qu’il ne voudrait pas lui voir au front le pli du deuil ineffacé ! Il l’aime