Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/580

Cette page n’a pas encore été corrigée

intérieure. Plus rarement, elle étudiait avec George, bonne violoniste, quelque sonate ; mais toutes les deux étaient trop indépendantes pour savoir bien sentir ensemble, se mettre au pas. Chacune avait tendance à improviser sur l’œuvre écrite, à la récrire avec son rythme. Un connaisseur eût été sévère. Mais les « connaisseurs » le sont rarement, au sens de la Bible. Ils ne prennent pas l’œuvre dans leur lit. La vraie musique est une étreinte.

L’étreinte fut encore trop pour Annette, et cette dernière activité musculaire lui fut à peu près interdite : elle s’y donnait, comme elle faisait pour tout, sans compter ; et la douleur l’avertissait trop tard. Elle dut fermer son piano. Dure au mal par habitude, plus que par nature, — (elle n’était pas de ceux qui le cultivent ou qui le bravent, par plaisir, ou par orgueil, ou par vertu), — elle savait composer avec lui ; elle l’acceptait, quand il fallait ; mais elle acceptait ses avertissements. Le clavier d’ivoire se tut ; mais sur celui de la pensée, les doigts d’Annette n’en coururent que mieux. Dès lors, ses jours et ses nuits baignèrent dans une musique continue. Le cours des heures, le flux du temps, coulait en nappes liquides d’une symphonie, où se déroulaient, en contrepoint, les événements menus et grands, les émotions de la journée : aussi bien le rire de l’enfant que l’écho sauvage des combats de peuples, le réveil printanier de la nature et les révoltes des opprimés. Elle se voyait tissant une tapisserie. Ce n’était point elle qui l’avait conçue, elle n’en avait point dessiné le carton, elle n’en avait point rassemblé les soies variées. Elle était comme la navette et la main qui tissait l’œuvre enchantée. La main est aveugle, et pourtant voit ; elle palpe l’ensemble caché de l’harmonie, qui se réalise sous ses doigts, en chaque touche nouvelle qu’ils