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l’était aussi. Les deux sœurs ne se faisaient aucune illusion là-dessus ; mais elles y pensaient le moins possible. Au jour le jour ! Sylvie était, naturellement, la plus insouciante. Elle était aussi la plus gourmande de chaque journée. Autant de gagné ! Le soir, sur le point de s’endormir, elle disait, récapitulant les heures qui venaient de passer :

— « Encore une, que les Prussiens n’auront pas !… »

Et le lendemain, en s’éveillant, tâtant le terrain, elle disait, surprise et satisfaite :

— « Ça recommence… »

Elle était couchée dans une chambre d’angle, qui donnait au carrefour de deux rues. Elle n’avait point voulu de la meilleure chambre, celle de George, sur un jardin. Il lui fallait sous ses pieds son Paris. La chambre de sa sœur était en face, de l’autre côté du corridor. Elles laissaient leurs portes ouvertes. D’un lit à l’autre, par-dessus le canal, elles dévidaient leurs vies passées. D’elle-même, Annette n’eût sans doute pas commencé, elle eût gardé tout l’écheveau. C’était Sylvie qui, faute de pouvoir occuper ses doigts agiles, tournait le fuseau, surtout vers l’aube, quand elle émergeait des gouffres de sommeil congestionné ; elle commençait par pépier, d’une langue incertaine d’enfant encore mal réveillée. Annette riait dans son lit, en l’entendant qui chantonnait, ou se racontait une histoire qui n’avait ni queue ni tête. Elle dialoguait avec elle-même, s’administrant quelquefois des répliques inattendues, vertes et cocasses : elle en était la première éberluée ; certaines lui coupaient le fil. Annette alors lui criait :

— « Bravo ! tu es mouchée ! »

Ou bien, si elle continuait de garder le silence, Sylvie n’y tenait plus, soupirait :

— « Annette, tu dors ?… »