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la mode. Elle n’y comprenait rien du tout, et dans le fond du cœur elle rigolait de toute la peine que ces bons garçons se donnaient pour vous écorcher le tympan. Mais, par un curieux instinct, jamais ces bruits organisés ne l’ennuyaient ni ne la noyaient : elle y nageait, comme un poisson aveugle, qui se laisse porter, bien à l’aise et, dans la nuit, qui bat l’onde de sa queue ; le monde des sons lui était un élément naturel. Quand l’occasion s’en présentait, elle s’y mouvait sans heurt, les yeux fermés.

Qu’on ne croie point qu’elle écoutât ! C’était elle-même qu’elle entendait. La musique la faisait vive et dispose ; elle stimulait ses activités. D’autres marchent au pas et vont se faire tuer, au rythme sans réplique des trompettes et des tambours. Chez la Sylvie, c’était le cerveau qui trottait. Jamais sa pensée n’était plus « allante », précise, pratique, prompte et claire que quand elle écoutait (n’écoutait pas) la musique. Elle avait même fait dans sa tête ses comptes de fin du mois, pendant une symphonie de Beethoven !… Bonnes gens, je vous vois avancer la lippe. Ne plaignez point trop, de votre haut, l’infirmité musicale de Sylvie ! Elle usait mieux de la musique que beaucoup des vôtres qui la connaissent théoriquement et qui l’écoutent impassibles, comme une froide mathématique. Sans qu’elle y pensât, la musique s’infiltrait en elle, comme un ferment, et elle s’incorporait à son sang ; elle se transmuait en énergie. Ce n’est point la moins merveilleuse alchimie. Beaucoup la pratiquent, sans le savoir, de ces ignorants que les gens du métier méprisent ; et certains de ces gens du métier seraient bien en peine de la réaliser.

Mais la Sylvie n’avait jamais eu le temps, jusqu’à présent, de réfléchir sur les courants de son action : elle agissait, elle courait. Maintenant qu’il lui fallait s’as-