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dans le crépuscule qui tombait. Était-elle donc une âme au-dessus de l’ordinaire, qui se découvre, comme on vient de dire ?… « Âme », quel mot prétentieux ! Elle vous l’eût rejeté au visage…

— « Moi toute nue… Moi qui m’en vas… Moi qui m’en vas laisser tout cela… Tout cela ? Quoi ? Moi. Tout ce qu’il y a dedans, et dont je n’ai rien fait… Dire que je ne savais même pas que je l’avais !… Faut-il que j’aie perdu mon temps ! Dépêchons-nous de le saisir, pour l’emporter avec nos draps, sous notre griffe recourbée ! Ce serait terrible, l’express parti, d’avoir laissé sur le quai son meilleur, d’avoir pris la bourse et oublié la vie… »

Cette vie, la petite « gloute » de Paris pensait pourtant s’en être gorgée. Elle croyait bien en avoir connu les uns morceaux. Elle s’en allait de table, alourdie. L’odeur des plats et la cendre des cigares l’écœuraient… Et voici qu’une fenêtre s’ouvrait, l’air frais, et la jeune faim lui revenaient…

La curieuse aventure !… Elle avait fait installer, pour remplir l’ennui béant de ses soirées — (à vrai dire, la prévoyante en redoutait la venue, plutôt qu’elle n’avait encore vu son bâillement) — un appareil de radio. Les premiers temps, elle avait pataugé au hasard dans la mare aux grenouilles : les coassements de Rome à Toulouse et de la Tour Eiffel à Bratislava lui avaient paru une bonne farce ; elle s’amusait à emmêler leurs rots et leurs hoquets, comme une enfant qui tripote l’eau et la crotte. Ce gafouillis satisfaisait son humour et son besoin parisien du vacarme. — « Sans bruit, est-ce qu’on sait si l’on vit ?… » Mais quand elle s’était prouvé, par le chahut, son existence, elle était vite fatiguée. D’un doigt nerveux, impatientée, elle avait, sans arrêter l’appareil, tourné le bouton sur un silence. Elle était là, dans son fauteuil,