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— « Libre ou non ? Pour sortir, tu renoncerais à la liberté ? »

— « La liberté est dehors. Appelle-la comme tu voudras ! Je te laisse le mot. Je veux la chose. »

Elle est la plus franche des deux. Il s’est toujours jalousement refusé à s’enrôler dans aucun des partis qui se disputent le terrain sur le champ de luttes, ou qui, derrière l’enceinte, se marchandent des arrangements. Il veut garder sa liberté. Eh ! qu’il la garde ! Personne n’a envie de la lui disputer. À quoi est-elle bonne ? Elle ne lui donne pas à manger. Il lui faut passer ses journées dans les bureaux d’une maison d’éditions ; sa connaissance de trois ou quatre langues lui a fait avoir un poste assez chargé dans la correspondance d’affaires ; mais il n’a rien à voir à la partie littéraire : précisément parce qu’on lui sait une personnalité, on se garderait de lui confier la lecture des manuscrits ; et s’il avait le temps d’écrire un livre, ce n’est pas dans sa maison qu’il aurait chance de le publier. Il fait passer de temps en temps quelques articles sous un nom de plume, dans un des deux ou trois journaux qui entretiennent encore, à peu de frais, l’antique réputation d’indépendance, de liberté de la presse et autres lanternes… Il n’y a plus que quelques nigauds de lecteurs pour y croire. Ceux qui savent lire sont avertis. C’est une innommable ratatouille de compromis. On y courtise le maître d’aujourd’hui et celui de demain : (aussi bien, les deux ennemis sont compères, ou se serrent la main et se tirent dans le dos) ; on y cultive à la première page la paix, à la troisième les armements ; et les grands ténors de la troupe y chantent la sainte démocratie et les droits sacrés de l’humanité, tandis que la direction empoche, pour se taire et pour faire taire les rédacteurs naïfs qui ont pris le mot d’ordre idéaliste au sérieux, sur les crimes et les dividendes de la