Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/408

Cette page n’a pas encore été corrigée

vieux libéral portait inscrit dans son cœur ! Son témoignage avait fait sensation au procès, où l’accusé avait fini par être l’accusateur. Les grands proscrits, venus de Londres et de Paris, avaient saisi l’occasion pour souffleter en place publique les proscripteurs. Et les magistrats démocratiques du canton suisse, qui cachaient mal leur sympathie pour les champions de la liberté, avaient conclu par l’acquittement. Mais à Berne, le Conseil fédéral, inquiet de l’éclat d’un tel jugement et soucieux de ménager l’amour-propre convulsé du dangereux voisin, lui avait sucré la pilule, en condamnant pour la forme l’acquitté à un emprisonnement anodin.

Toutes ces nouvelles surexcitaient l’opinion ; et la bruyante nonchalance de Lugano en était fouettée. Sous les arcades, dans les cafés, c’était un bourdonnement de guêpes irritées. Les mouches à deux pieds ne manquaient pas. D’une rive à l’autre elles faisaient le va-et-vient. En ces temps heureux, Lugano avait ses murs tapissés, comme à la Fête-Dieu, de noires oreilles aux écoutes. Il en était de toute étoffe : pour indigènes et pour étrangers. Ni Annette, ni George, ni Marc n’en avaient cure. Mais l’expérience de Assia lui fit aussitôt dresser le nez. À peine entrée dans une assemblée, elle subodorait le brochet. Son regard toujours en mouvement, qui faisait la ronde des visages, infailliblement fichait sa pointe sur le poisson et d’un coup sec ferrait l’hameçon. L’autre sentait l’épingle, remuait sur sa chaise, le gosier râpé, tâchait de décrocher la ligne, en détournant l’attention, et finalement, vidait la place. Plus d’un de ces duels muets de regards se livra autour des trois autres compagnons, assis à la table d’une confetteria, sans qu’ils en eussent le soupçon. Aucun des trois ne se gênait pour dire tout haut sa pensée ; et Marc, qui s’amusait comme un gamin, pour