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tous ceux qui ont affaire à la fortune, était joueur. Ou miser sur le Prince, ou miser contre le Prince… Il n’y avait pas à hésiter, — pour aujourd’hui. Pour demain, on verrait !… Il avait les doigts longs et prestes. Si le Prince avait lu Machiavel, le valet l’avait lu aussi. Il n’attachait point d’ailleurs un prix excessif à la fortune, qu’il savait passagère. Il était prêt à perdre comme à gagner, s’échauffant au jeu, mais par jeu, et gardant fraîche son ironie. Le terrible sérieux du Duce ne l’atteignait point, — bien qu’il sût se mettre au ton. Il était un Juif de l’Ecclésiaste : fiévreux, avide, et détaché.

Ses yeux lucides tâtaient, en parlant, ceux d’Annette. Il mettait trop de complaisance à lui prêter ses sentiments. En d’autres temps, à un autre âge, elle eût peut-être ressenti quelque curiosité pour le condottiere. Mais l’âge et l’expérience l’avaient blasée. Elle se désintéressait de l’aventure qu’était la vie pour les Cortez et les Pizarre, pour les Duci et les Timon. Elle n’était point, comme les badauds, impressionnée par ces grosses forces aux mâchoires crispées, dont la violence du regard asséné, comme un coup de trique, fait baisser les dos des masses, qui dans leur peau suent de peur et de plaisir — du plaisir d’être rossés. Aussi bien que Zaxa, elle savait que ces grosses forces ont leurs faiblesses, que ces gros murs ont leurs lézardes, et qu’ils s’écroulent tout d’un coup. À la différence de Zara, c’était peut-être par ce côté pitoyable, caché par eux comme une honte, qu’elle ressentait pour eux quelque intérêt. Ces individualités effrénées, qui bandaient leurs muscles pour s’élever au-dessus du troupeau, elle suivait leurs efforts convulsifs pour s’y arracher, pour le dominer. Elle savait d’avance qu’ils seraient vaincus… Et celui-ci comme les autres…