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rivières, les plus proches, celles où il reconnaissait son eau et son courant, — Annette, Ruche, — elles-mêmes en étaient sorties… Per non dormire… On sommeillait trop bien dans ces vallons, où les pêcheurs à la ligne s’hypnotisent sur leur bouchon…

Et il faisait aussi partie, quoi qu’il en eût, de la caste des intellectuels ; il en avait les besoins d’esprit, les manies de logique, l’orgueil d’élite, en vain cent fois ravalé. Mais toutes ses expériences des dernières années lui avaient démontré qu’on ne pouvait point compter sur eux ! Ce n’était pas tant question d’intelligence que de mise en action. Il n’en manquait point parmi eux, qui voyaient la situation aussi nettement que lui ! Ils voyaient même ce qu’il fallait faire. Mais quant à le faire, ils n’eussent pas remué le bout du petit doigt. Les uns, parce que leur prudence matoise et couarde de bons fonctionnaires français se méfiait de tout ce qui aurait pu troubler leur repos, leur course endormie (leur petit trot) aux honneurs et aux traitements : (ceux qui étaient montés le plus haut n’avaient plus aucun intérêt à bouger). Les autres, parce que, plus ou moins inconsciemment, ils avaient peur du bouleversement : leurs habitudes de bourgeois rangés auraient bien pu, à la rigueur, admettre un ordre différent de celui où ils étaient casés ; mais elles ne supportaient pas l’idée du déménagement, qui bousculerait leurs meubles et leurs papiers. La Révolution ne leur plaisait que cent ans après, quand on est réinstallé. Et comment faire cependant, pour changer de maison, lorsqu’on sait la vieille baraque condamnée ? Car beaucoup d’entre eux le savaient. Mais ils se disaient, pour écarter l’image pénible, l’inévitable envahissement de leur retraite par les gros pieds et les mains bourrues des déménageurs :

— « Bah ! cela durera bien autant que nous !… »