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peine d’y perdre son temps. Julien et Bruno, chez qui le cœur équilibrait l’intelligence, et qui, à la différence de la plupart de leurs grands confrères de l’esprit, n’arrivaient pas à se désintéresser des souffrances du monde et de ses efforts désordonnés, pouvaient bien se laisser prendre, pour un moment, dans la ronde ; mais ils avaient vite fait d’en sortir. Ils retournaient à leur activité propre. Julien avait poussé son cri dans la mêlée, hors de la mêlée, et son sarcasme impitoyable continuait, de loin en loin, pour le soulager, de démontrer la fausseté des paralogismes sur quoi reposait la société. Mais il ne suivait pas les durs oiseaux de sa pensée dans leur envol ; et cette pensée savait plutôt dénoncer et détruire les abus, que reconstruire. — Bruno, chez qui l’instinct était plus fort, avait pris part, à maintes reprises, à l’action de secours social ; et, entraîné par son humour et son sang fier de vieux Normand, il avait jeté son défi aux oppresseurs. Mais c’était encore là, plutôt, une revanche de l’esprit contre la sottise triomphante. Il ne tenait pas tant à la victoire — (victoire, défaite, ce sont des épisodes passagers du long film qui se déroule !) — qu’à rire au nez des vainqueurs. Son rire n’eût jamais été plus clair que face aux fusils, devant le poteau d’exécution. Il eût été fâché de se laisser entraîner par leur violence à la violence. Il l’avait été par courts accès d’emportement ; mais il s’en blâmait. — Julien n’avait même pas ce blâme à se faire ; ses emportements ne faisaient de mal qu’à lui-même : il les refoulait.

Tous deux s’écartaient délibérément, pour leur compte propre, de la violence. C’était chez Bruno une sorte de dédain aristocratique. Son intelligence la comprenait, — mais chez les autres. Il n’était pas pressé de leur ressembler. Elle leur paraissait à tous les deux un attentat contre la liberté de l’esprit ; ils ne