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compagnon. — Mais comment résister à l’appel muet — (elle seule pouvait l’entendre) — de cet autre, qui avait été l’ami de sa jeunesse, et dont le viril effort pour se libérer des chaînes d’un monde où il avait été engainé, l’avait, sans rien diminuer de son intrépide lucidité, laissé démuni de bonheur ! Trop désabusé et trop seul pour y parvenir par ses propres moyens, trop fier et trop humble pour y prétendre par l’aide du seul être qui fût, pour lui, porteuse de joie et d’espérance, il se taisait, à ses côtés, mélancolique et reconnaissant qu’elle voulût bien le tolérer auprès d’elle, lui accorder une place, même modeste, parmi ses amitiés. Mais Annette discernait, au fond de ce cœur qui se repliait, l’imploration qu’il étouffait ; et elle était prise par la gaucherie émouvante de ces bras d’homme qui avaient honte de se tendre vers elle.

Elle se trouvait alors dans un état de cœur qui la troublait, entre ces deux hommes également chers. Il ne pouvait plus entre eux être, à leur âge, question d’amour… (Pourquoi ?)… et le nom d’amitié n’était pas un cadre suffisant : le sentiment le débordait. Annette voulait pourtant l’y maintenir. Elle ne s’accordait plus le droit d’en sortir. Elle se disait qu’elle était mère et grand’mère, que le cycle de sa vie était révolu, qu’elle appartenait à sa famille. Mais elle rougissait de convenir que sa vie poursuivait sa route, et que le cycle était loin d’être fermé. Cette famille ne l’enfermait point ; et elle-même constituait un autre cycle indépendant. Si sincère que fût pour elle l’amour de ses enfants, ils formaient, en dehors d’elle, un petit monde à part. Elle en était l’hôte aimée ; mais l’hôte vient et s’en va. Son foyer propre lui manquait. Elle s’interdisait d’y songer. Mais elle ne pouvait pas s’interdire d’en éprouver, aux heures de fatigue, une nos-