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comme sa caste d’intellectuels de bureau, à celle qui vit et meurt sur son cul. Et pourtant, il avait fait des efforts héroïques pour soulever sa pensée ! Il l’avait projetée dans l’action, de ses maigres bras, comme un rocher. Mais elle avait beau ébranler les murailles de la vieille société, elle lui revenait par choc en retour, elle retombait sur l’homme qui l’avait lancée. Quand il se couchait, il ruminait, le front accablé :

— « Dieu ! que c’est lourd, l’humanité ! »

Oui, c’est la croix du Golgotha. C’est sous son poids qu’il est tombé, l’homme-dieu, bien plus que sous celui de sa misérable croix de bois. Julien était pénétré de la souffrance, de l’injustice, de la folie démoniaque de l’humanité, passée, présente et à venir. Cet homme d’une vaste culture l’avait imprégnée de la hantise perpétuelle de l’homme bourreau et victime. Et c’était terrible à porter seul. Car il était assez noble pour n’en vouloir partager le faix avec aucun autre. Annette seule pouvait, du regard, sonder sa peine et l’alléger. Il n’avait point la ressource, trop commode, de Bruno, qui se délestait de l’humanité dans le rêve illuminé d’un Cosmos océanique. Julien restait attaché au vieux champ où le troupeau des hommes est parqué : la terre ; il partageait leurs destinées. Il ne savait s’en libérer que par le dépouillement de toutes les illusions qui les font vivre. Depuis le jour où ses yeux d’ancien croyant s’étaient dessillés, ils avaient creusé jusqu’au fond (il n’y a pas de fond !) de la négation. Il ne concevait même plus l’idée de l’immortalité chrétienne, dont une moitié de sa vie avait été envoûtée. Et comme il connaissait mieux que personne ces yeux chrétiens et leur vision, il en goûtait amèrement la puérile avidité, qui s’épuise à vouloir conserver dans l’éternité une substance et une forme éphémères. Il n’était pas davantage ensorcelé par les idoles de l’esprit et du